Le 22/10/2000 : sur la péninsule de Jaffna
Voilà maintenant cinq jours que j'ai quitté Colombo pour une visite de la péninsule de Jaffna, au nord du Sri Lanka. Cette fois, je me balade toute seule, puisque Françoise a définitivement quitté le pays le 12 octobre. Il était temps : plus d'un mois de passation, c'est long. A la fin, plus personne ne sait qui est vraiment responsable de quoi. Quand on n'a ni les mêmes façons de travailler, ni les mêmes exigences, ça devient lourd.
Bref, me voilà donc l'administratrice en place... et j'ai du pain sur la planche ! Mais avant de m'y mettre à fond, c'était bien que je finisse mon petit tour des projets de notre ONG au Sri Lanka. J'ai donc quitté Colombo mardi dernier, à 4h du matin (c'est une manie !) avec Manuel et Daniel, le pédiatre américain de Jaffna. Manuel allait à Madhu. C'est pour ça qu'on devait partir à 4h du matin : quand on va à Madhu, les bagages doivent être dans la voiture, prêts à être fouillés, devant Rammiah House, à Vavuniya, à 10h. Et Vavuniya, c'est à six heures de route de Colombo...
Daniel et moi avons continué avec le chauffeur jusqu'à Trincomalee (sur la côte, au nord-est). C'est un port assez exceptionnel. L'une des plus grandes baies naturelles du monde. On s'en rend bien compte, même sur une petite carte du pays. Et c'est de là que part le bateau affrété par le CICR pour approvisionner la péninsule.
Il y a bien longtemps, on se rendait à Jaffna par la route. A Vavuniya, on voit d'ailleurs toujours les panneaux indicateurs. Jaffna est tout près de là : moins de cent kilomètres. Une route toute droite, plein nord, qui traverse Elephant Pass, l'isthme qui relie la péninsule au reste de l'île. A l'époque Jaffna était une grande et belle ville. Un centre universitaire réputé. Son hôpital, l'un des meilleurs du pays, formait des médecins de toutes spécialités. Mais ça, c'était avant la guerre. Il y a quelques vingt cinq ans.
Aujourd'hui, le bateau est le seul moyen de rejoindre la péninsule, tant pour les marchandises que pour les passagers. Pour les Sri Lankais qui obtiennent une autorisation de se déplacer, il y a le "City of Trincomalee", un bateau à fond plat qui n'est absolument pas fait pour la haute mer. Pour toute l'aide humanitaire et le transport des patients qui ont besoin d'être transférés à Colombo, il y a le "Jaya Gold", une fois par semaine. Celui-là est affrété et convoyé par le CICR. Ce qui, en théorie du moins, garantit sa sécurité.
Sur le quai, à Trincomalee, tout est minutieusement fouillé. Les cartons divers et variés et les bagages des passagers. Tout le matériel "sensible" est soumis à autorisation spéciale du MoD (Ministère de la Défense). Cela concerne aussi bien le matériel électronique (ordinateurs, lecteurs de CD, matériel photo...) que les pièces détachées de voiture ou les médicaments. Le matériel radio est évidemment éminemment suspect. Les autorisations sont difficiles à obtenir. Même chose pour les anesthésiants, les sutures, les vaccins, les aiguilles de péridurales... Les piles 1,5 V sont complètement interdites : il paraît qu'on peut les utiliser pour fabriquer des systèmes de mise à feu d'explosifs.
Lorsque tout a été fouillé, accepté ou refoulé, le bateau est chargé. Le départ se fait dans l'après-midi (15h30 cette semaine). On part vers le large : le bateau a interdiction de s'approcher à moins de cinquante miles de la côte. L'avantage, c'est qu'on voit facilement des dauphins (voire des baleines). L'inconvénient, c'est que ça remue pas mal ! En ce qui me concerne, mis à part quelques dauphins, je n'ai pas vu grand-chose. Une heure après le départ, j'étais déjà scotchée à ma couchette, incapable de tenir debout. Le "dîner" était servi à 17h. J'ai réussi à rejoindre la salle à manger, mais là, la seule vue de la nourriture m'a vite renvoyée à ma couchette ! Et je n'ai vraiment émergé que le lendemain, à 10h30, quand on a jeté l'ancre devant Point Pedro. Bon, je ne vais pas me plaindre : allongée, ça allait bien. Ce n'est que debout que je commençais à avoir envie de vomir. J'en ai été quitte pour passer dix-huit heures allongée ; ça aurait pu être pire ! Dans ma cabine, il y avait une fille du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) et une soeur de l'ordre de Mère Thérésa : la soeur a passé le voyage à vomir dans un sac en plastique...
À Point Pedro (nord-est de la péninsule), le port est en triste état, suite aux bombardements. Le Jaya Gold ne peut pas se mettre à quai. C'est donc une barge qui vient se mettre à couple. On y charge d'abord toute la marchandise. Ensuite, on amène les patients (certains sont sur une civière). Enfin, les valides peuvent monter. L'atterrissage de tout ça se fait via une planche de quatre ou cinq mètres de long et trente centimètres de large, en équilibre précaire entre la barge et une partie du quai à peu près horizontale.
À l'heure actuelle, notre ONG a six expatriés sur la péninsule. À Point Pedro, il y a une chirurgienne italienne qui fait tourner le service chirurgie de l'hôpital, avec l'aide d'une anesthésiste allemande. Il y a aussi un médecin australien qui gère le service gyhécologie-obstétrique. A Jaffna, il y a Daniel, le pédiatre, qui travaille à l'hôpital, principalement avec les prématurés, et une infirmière australienne qui va un peu partout sur la péninsule, dans les camps de déplacés, pour suivre la santé, l'état nutritionnel et les conditions d'hygiène de tous ces gens.
Entre les deux (c'est à dire, à mi-temps sur Jaffna et à mi-temps sur Point Pedro) il y a Paul, le log RT. Le seul français de la bande. Il est constamment en contact avec les autorités (sanitaires ou militaires), pêche le maximum d'informations un peu partout pour savoir comment le conflit évolue, se charge de la compta et de l'administration des deux projets et supervise des travaux de réhabilitation dans l'hôpital de PPD (Point Pedro).
Depuis un mois, la situation est calme sur la péninsule. Pourtant, il ne se passe pas de jour sans qu'on entende au loin le bruit des "shellings" (les bombardements). En soi, ça n'a rien d'effrayant : c'est exactement le même bruit qu'un coup de tonnerre. Un bruit sourd dans le lointain. Mais ça se passe à cinq ou dix kilomètres à vol d'oiseau de la maison. Et à l'hôpital on voit les résultats... Hier soir, par deux fois, on a entendu le "multi barrels" (aussi appelé orgues de Staline), une machine qui tire une douzaine d'obus dans la foulée. Deux heures plus tard, l'armée venait déposer dix-sept corps LTTE dans la morgue de l'hôpital. Or il n'y a pas de frigo dans cette morgue et les corps ne sont même pas dans des sacs... Toute la matinée, Paul a fait des pieds et des mains pour essayer de régler le problème. A priori, les corps seront emmenés demain.
Avant, le CICR s'en chargeait. Il ramenait les corps LTTE aux combattants LTTE qui, en échange, leur donnaient des corps SLA. Mais la dernière fois, ils se sont fait bombarder. Inutile de dire que maintenant, ils sont plus que réticents ! Du coup, ces corps vont certainement être brûlés ou jetés dans un trou quelque part.
À Jaffna aussi, on entend le bruit des canons. On s'y trouve d'ailleurs encore plus près de la ligne de front qu'à PPD. À tel point qu'il y a quelques mois, les expats ont dû évacuer la maison pour se réfugier à Manipay, un village un peu plus au nord. Aujourd'hui, ils sont revenus à Jaffna. Mais on continue à louer la maison de Manipay, au cas où.
Jaffna a certainement été une très belle ville dans le passé. Mais aujourd'hui, toute une partie de la ville est complètement détruite. Son centre vital et culturel : l'ancienne poste, les cinémas, l'immense bibliothèque qui renfermait les trésors de la littérature tamoule... ne sont plus que des ruines envahies par la végétation sur le front de mer. L'hôpital, lui, existe toujours. La moitié, peut-être, de ses 1200 lits est occupée. Certains bâtiments sont dans un état déplorable. Les chambres de la maternité, par exemple, sont des pièces sombres et humides, aux murs couverts de moisissure.
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