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À Colombo

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Le 23/03/2001 : des mines sur la péninsule

Nous voilà de nouveau dans une période d'alternance. Mercredi dernier (le 14/03) j'ai quitté Colombo pour la péninsule de Jaffna. Hier, en fin de matinée, j'ai croisé Rémi sur la jetée : il arrivait pour une semaine et moi je repartais à Colombo. Après la péninsule, Rémi file directement à Batticaloa. Nous ne nous reverrons donc que le 4 ou 5 avril. Un week-end ensemble et la semaine d'après c'est moi qui repart pour Vavuniya et Madhu... Ce soir, j'en ai vraiment ras-le-bol. En arrivant au bureau, je n'avais qu'une envie : repartir ! Gros coup de blues dans l'air. Comme si elle l'avait senti, Elisa m'a accueillie à la maison avec un énorme câlin, les bras serrés autour de mon cou pendant une bonne minute... Il me fallait bien ça ! Après, j'ai discuté un peu avec Kavita, qui me dit déjà qu'elle est triste de nous voir partir et qu'elle aura du mal à retrouver des employeurs aussi sympa. Elle m'a même demandé si elle pouvait venir travailler pour nous en France ! Elle aussi m'a remonté le moral, du coup, mais ce n'est pas encore ça...
Allez, restons réalistes : je ne suis pas à plaindre, loin de là. Une visite comme celle que je viens de faire à Jaffna permet aussi de remettre les pendules à l'heure...
Depuis début janvier, le bateau du CICR n'accoste plus à Point Pedro, mais à Kankesanturai (au nord de la ville de Jaffna), qu'on abrège en KKS. L'avantage, c'est qu'il y a un vrai port, avec une vraie jetée et qu'il n'est donc plus nécessaire de transborder tout le monde sur une barge en pleine mer. Pour les patients, c'est quand même plus pratique... A part ça, KKS est un port exclusivement militaire et toute la zone alentours a été réquisitionnée par l'armée. Quand on quitte le port, pendant 5 ou 6 km (et 5-6 km, à l'échelle de la péninsule, c'est énorme !) on traverse une zone complètement vide. Enfin... Les maisons sont abandonnées, à moitié ou complètement détruites, mais ça grouille de militaires. Le chauffeur qui me conduisait m'expliquait que sa maison (ainsi que celle de sa mère et celle de sa soeur) se trouvait dans cette zone. En 1995, ils ont dû évacuer, sans avoir le temps de prendre quoi que ce soit, juste en sarong (le vêtement traditionnel des hommes ; une espèce de pagne) et depuis lors aucune nouvelle. Aucune possibilité d'aller voir ou de récupérer quelque chose. Et tous les gens du staff ont le même genre d'histoire.
Des "déplacés" comme lui, on en compte environ 160.000 sur la péninsule. Juste pour avoir un ordre de grandeur, la population totale de cette même péninsule est évaluée à 500.000 personnes. C'est dire que plus grand monde ne vit dans "sa" maison... Le système éducatif continue pourtant de fonctionner. De manière générale, les Tamouls attachent beaucoup d'importance à l'éducation. Ils sont exigeants et travailleurs. Résultat : malgré le manque de moyens et la guerre (pas vraiment propice aux études) l'université de Jaffna obtient des résultats équivalents à celle de Colombo ! Ça force quand même le respect...
Actuellement, on essaie de faire une étude nutritionnelle. Bill, notre infirmier américain qui suit les déplacés, fait le tour des camps pour collecter des données sur le MUAC (Mid Upper Arm Circumferency). On mesure simplement le tour du bras à mi-chemin entre l'épaule et le coude et selon la valeur mesurée, on obtient un niveau de malnutrition. C'est évidemment très schématique. De plus, ça ne s'applique qu'aux enfants jusqu'à 5 ans. N'empêche que... On n'a certes pas de malnutrition aiguë (des enfants squelettiques comme lors des famines en Ethiopie, par exemple) mais un quart des enfants environ est considéré comme mal nourri. Parallèlement à ça, Claudine, la pédiatre canadienne qui travaille à l'hôpital de Jaffna, a mesuré pendant une semaine les enfants qui venaient en consultation. Elle obtient à peu près les mêmes chiffres. Pour les 6-12 ans (auquel le MUAC ne s'applique pas), elle a mesuré le poids et la taille. Près de la moitié des enfants mesurés se trouve en dessous du minimum normal pour leur âge. C'est dire que les choses ne s'améliorent pas en grandissant. Ce qui paraît logique : lorsque les enfants sont petits, ils bénéficient du lait de leur mère, qui leur assure un bon départ. Après... la nourriture est rare. Cela dit, quand je parle du lait de la mère, il faut aussi relativiser. Quant on sait que les femmes qui viennent accoucher pèsent parfois moins de 40 kg, on se demande quelle nourriture elles peuvent apporter à leur bébé !
A PPD (Point Pedro) l'équipe chirurgicale voit régulièrement arriver des enfants ou des adolescents avec des fractures du fémur. Ce qui ne devrait jamais se produire dans cette tranche d'âge, en tout cas pas sans traumatisme grave. Là, un garçon de 16 ans s'est cassé le fémur alors qu'il a simplement glissé en jouant au cricket...
Ces dernières semaines, les accidents par mines ont aussi augmenté. Avec le cessez-le-feu du LTTE qui tient toujours, et l'assurance de l'armée que la zone a été déminée, les gens retournent à leur maison. Pour voir s'il est possible de retourner y vivre ou pour en ramener quelque chose. Toute la zone entre la lagune qui se trouve à l'est de Jaffna et Chavakachcheri (encore plus à l'est) a été évacuée par la population en mai dernier. Jusqu'au mois de décembre, c'était une zone de combat. Trois hommes ont dû être amputés d'une jambe en l'espace d'une semaine parce qu'ils y sont allés. L'un d'eux est un jeune de 22 ans, qui s'est marié il y a 8 mois et qui vit dans un camp de déplacés. Inutile de dire que l'avenir lui fait peur ! Les deux autres (la quarantaine) sont pères de famille et même s'ils sont un peu mieux lotis (ils vivent dans une maison qu'ils louent) ils ne sont guère plus rassurés.
Mercredi, j'ai accompagné Tristan à l'hôpital pour interviewer les blessés récents. Il y en avait cinq. Les trois dont je viens de parler, un autre homme et un garçon de 12 ans. Le gamin a fait l'école buissonnière et est parti s'amuser dans les rizières avec un copain. Il y avait un espace non cultivé. C'est là qu'il a marché sur une mine. On a dû l'amputer du pied droit. L'histoire du dernier homme est peut-être la plus triste, même s'il s'en est plutôt bien tiré. Il habite Chunnakam, un gros village sur la route qui mène de Jaffna à KKS. Près de sa maison, il y a un terrain qui a été clôturé et sur la clôture duquel on a mis des panneaux : "danger : mines". Il y a déjà eu des accidents avec des animaux. Mais lui, il a une vache. Et cet endroit est l'un des rares où elle peut trouver à manger. Alors c'est là qu'il l'amène. Ce jour-là, il a ramassé un morceau de bois à moitié enfoui dans le sol et "ça" a explosé. Sa jambe droite est bien abîmée (quelques centimètres d'os complètement détruits), sa jambe gauche et son bras droit ont été blessés mais il n'a pas subi d'amputation.
Le cessez-le-feu d'un mois décrété par le LTTE juste avant Noël a été renouvelé deux fois. Ce troisième mois se termine demain. Après ? Les gens ont du mal à être optimistes. Trois mois que le gouvernement ne bronche pas, continuant à attaquer le LTTE qui ne répond pas... J'ai encore entendu des bruits de canon, cette semaine. Peu nombreux, mais plus proches que la dernière fois. Mercredi, un bateau de la navy a été coulé par le LTTE. Chaque partie accuse l'autre d'avoir commencé, évidemment. Toujours est-il que l'armée a aussi bombardé des villages dans la même zone et que des civils ont été tués. Juste avant la fin du cessez-le-feu, ce n'est pas vraiment encourageant.
Comment les enfants perçoivent-ils ce monde dans lequel nous les avons entraînés ? Cette question, vous nous l'avez posée. Nous nous la posons forcément aussi. Bien sûr, nous les tenons à l'écart du maximum d'horreur, mais sans rien leur cacher non plus. En leur expliquant les choses. De toutes façons, les questions sont inévitables. Les "check points" sont nombreux à Colombo. C'est même un des premiers mots que Samuel a appris en anglais. On voit des militaires partout. On ne peut pas vivre ici sans leur dire que c'est un pays en guerre. Et quand un double amputé vient se traîner par terre près de la voiture pour mendier, la moindre des choses est d'expliquer comment "ça" peut arriver. Ils comprennent très bien, d'ailleurs. Et ne semblent pas s'en émouvoir plus que ça. Ils savent que ça existe et ça s'arrête là. C'est d'une voix très naturelle que Samuel va nous montrer un amputé en disant : "tiens, quelqu'un qui a sauté sur une mine". Ce qui ne veut pas dire qu'il s'en moque : il est le premier à nous rappeler que puisqu'on a assez d'argent pour vivre, on peut lui en donner. Alors n'en concluez surtout pas qu'ils sont en train de devenir des monstres insensibles ! Elisa, elle, adopte un ton beaucoup plus péremptoire pour dire "les militaires, ça tue des gens !" mais c'est parce que c'est sa façon normale de s'exprimer...
Samuel est déjà capable de comprendre et d'analyser beaucoup de choses. Un jour, justement, où on parlait des mines et des dégâts qu'elle peuvent causer, il m'a d'abord dit "ben dis donc, moi, je ne voudrais pas qu'on me coupe la jambe". Alors je lui ai expliqué que parfois, on n'a pas le choix. Je lui ai parlé de la gangrène, qui peut tuer si on ne coupe pas le membre malade. De lui-même, il a conclu que oui, dans ce cas, il valait mieux couper la jambe...

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